Wozu Trancendanz ? (épisode 1)

Il y a quelques temps, le Pharisien Libéré publiait dans les colonnes de son blog sa propre traduction d’un texte de John Hick, billet intitulé « Dieu a plus d’un nom » . J’y ai relevé avec intérêt le passage suivant :

« Autant que nous puissions le savoir, il est maintenant possible de rendre compte d’une façon totalement naturaliste de l’ensemble du phénomène religieux, de voir les dieux comme une projection des terreurs et des espoirs humains. Il est possible de soutenir que l’homme a créé les dieux à sa propre image, que là gît la raison pour laquelle divers dieux sont honorés à travers le monde. […] En supposant la réalité de l’objet du culte religieux, de la méditation religieuse, de l’expérience religieuse, comment nous référer à cette réalité ? »

Ce qui m’intéresse ici, moi l’athée de service, c’est bien entendu de comprendre ce qui justifie cette supposition, chose qui ne fait malheureusement pas l’objet du texte de Hick puisqu’il s’agit du point de départ de sa réflexion. Sans doute y a-t-il répondu lui-même dans un autre texte car il précise que « savoir si le culte religieux et la contemplation est ou n’est pas une création de l’imagination humaine demeure la question centrale de la philosophie des religions et j’ai consacré ici et là un bon bout de temps à la discuter. »

Jusqu’à aujourd’hui, chaque fois que j’ai interrogé des personnes croyant à l’existence de « la réalité de l’objet du culte religieux », les réponses que j’ai obtenues, et qui se regroupent à mes yeux en trois grandes catégories, ne m’ont jamais pleinement convaincu. Je parle bien entendu d’entraîner une conviction intellectuelle, et non d’une conversion « spirituelle ». Pour paraphraser Paul Ricœur au cours de son dialogue avec Jean-Pierre Changeux , mon souhait n’est pas de résoudre les différends liés à une divergence de points de vue mais « de les élever à un niveau tel d’argumentation que les raisons de l’un soient tenues par l’autre pour plausibles. » Cela n’est malheureusement pas le cas au sujet de l’objet du culte religieux en ce qui me concerne.

Quand je parle de « justifier cette supposition », il ne s’agit évidemment pas de prouver l’existence de dieu (si j’ose dire, voir ci-après). Fondamentalement, il s’agit moins d’un questionnement métaphysique qu’anthropologique : qu’est-ce qui nous conduit à croire telle chose et non telle autre ? De façon plus restrictive, dans le cadre d’un débat intellectuel, quelle est la valeur des arguments mis en avant ?

Avant d’examiner dans le détail les trois groupes de réponse que j’ai rencontrés, je souhaiterais effectuer une mise au point terminologique, car c’est un problème qui engage parfois ce type de débat sur le terrain de la pure rhétorique. En effet, pour le matérialiste athée que je suis, certaines subtilités lexicales n’ont véritablement de sens que dans un cadre présupposant une transcendance. Je passe rapidement sur les jeux de mots dieu / Dieu / D. et consorts. Plus intéressante est une remarque que j’ai pu lire dans un article de ce blog :

« Si son ami juif croit “en quelque chose“, il ne croit pas en l’existence de Dieu mais en sa présence (shekina) ou en sa tendresse, ou en sa puissance d’agir »

Ces subtiles distinctions, que je suis tout prêt à croire fort utiles lors de discussions entre spécialistes en théologie, ne me sont en revanche d’aucun secours pour élucider la question centrale qui m’occupe. En effet, à l’issue de cette remarque se pose alors la question de savoir comment quelque chose qui n’existerait pas, de façon personnelle ou impersonnelle, pourrait avoir des qualités comme la tendresse, et nous voici partis sur des sentiers de traverse. Une autre échappatoire pourrait consister à ratiociner ad infinitum sur les définitions de « être » ou de « exister ». Or je souhaite rester sur la route principale. A la manière apophate, la meilleure solution que j’ai trouvée pour cela est de définir le problème en creux : y a-t-il quelque chose d’autre que la matière telle qu’étudiée par les disciplines scientifiques ?

Je suis contraint d’aller d’emblée aussi loin du fait de l’insaisissabilité des positions théistes les plus générales, expliquant que D. n’est jamais vraiment ce que l’on pourrait croire qu’il est, pour autant que l’on puisse dire qu’il « est » pour commencer. A mes yeux, concevoir un schmilblick plus insaisissable relèverait de l’exploit, c’est l’archétype du couteau de Lichtenberg. Critiquer une telle position est donc d’entrée voué à l’échec, car les objections que l’on pourra dresser contre tel ou tel aspect tomberont toujours à côté par définition. « Les philosophes étendent exagérément la signification des mots, jusqu’à ce que ceux-ci conservent à peine quelque chose de leur sens originaire, ils appellent n’importe quelle abstraction floue qu’ils ont créée « Dieu », et sont à présent également déistes, croyants en Dieu devant le monde entier, peuvent se vanter eux-mêmes d’avoir reconnu un concept de Dieu supérieur, plus pur, bien que leur Dieu ne soit plus qu’une ombre sans réalité » déplorait Freud. Plus récemment, c’est Comte-Sponville qui écrivait : « [Les théologies apophatiques] n’entreprennent pas de dire ce qu’est Dieu, puisque c’est impossible, mais seulement ce qu’il n’est pas : il n’est pas un corps, il n’est pas dans l’espace, il n’est pas dans le temps […] J’y consens très volontiers. Mais qu’est-ce que cela nous apprend, au bout du compte, sur ce qu’il est ? « Nous n’affirmons rien et ne nions rien, écrit celui qu’on appelle traditionnellement Denys l’Aréopagite, car la Cause unique et parfaite est au-delà de toute affirmation, et la transcendance au-delà de toute négation. » Cela nous voue au silence ou à l’extase. C’est bien commode pour les croyants. Comment réfuter un silence ? Comment discuter une extase ? Mais alors le concept même de Dieu devient vide ou inconcevable. […] Si Dieu est inconcevable, rien ne nous autorise à penser qu’il est un Sujet ou une Personne, ni qu’il est Créateur, ni qu’il est Juste, ni qu’il est Amour, ni qu’il est Protecteur ou Bienfaiteur… C’est où le mysticisme, comme l’avait vu Hume, peut rejoindre l’athéisme. Si l’on ne peut rien dire de Dieu, on ne peut pas dire non plus qu’il existe, ni qu’il est Dieu. » Je procède donc à rebours, partant non de l’hypothèse d’une transcendance comme Hick, mais du plancher des vaches, beaucoup moins hypothétique sauf peut-être pour quelques solipsistes enragés.

Dernier point : je n’aborderai pas ici la question des dieux personnels. Compte tenu de l’orientation des articles de ce blog, cela serait clairement inutile. Il vaut mieux se concentrer sur le cœur du sujet : la transcendance et la foi.

Après ces mises au point, je peux me livrer au passage en revue des trois catégories d’argument dont j’ai parlé plus haut.

Parade interrogative : quand le dialogue est implicitement refusé.

Dans ce premier paragraphe, je regroupe des réponses qui n’en sont pas vraiment. Il s’agit davantage de pirouettes visant à mettre fin à un dialogue construit et argumenté (j’insiste sur ces qualificatifs car il existe bien évidemment des dialogues d’autres natures, mais qui ne sont pas ma préoccupation ici).

A titre d’illustration, je ne résiste pas au plaisir de retranscrire un petit dialogue saisi au vol sur un forum Internet, rassemblant les éléments que je souhaiterais mentionner ici :
L’athée : Y a-t-il un autre univers que celui que tu appelles matériel ?
Le croyant : Oui, sans doute.
L’athée : Comment le sais-tu ?
Le croyant : Par la foi !
L’athée : Donc tu ne le sais pas.
Le croyant : Pourquoi la foi ne serait pas un savoir ? Elle est en tout cas un outil qui permet de vivre et d’expérimenter. Je ne peux pas t’expliquer mieux ce que je vis, car tu n’as pas la grille de lecture et les outils pour pouvoir le comprendre.

« Pourquoi pas ? »

Une question apparaît en guise de réponse partielle dans ce dialogue. Il arrive fréquemment que ce soit une réponse beaucoup plus expéditive, typiquement :

- Pourquoi crois-tu en dieu ?
- Et pourquoi pas ?

J’ai récemment compris qu’il fallait interpréter cette non-réponse comme une parade à ce qui est vécu par le croyant comme une agression vis-à-vis de son intimité. Une traduction explicite pour les naïfs dont je faisais partie donnerait : « Propriété privée, défense d’entrer ». Il est alors clair que l’un des protagonistes n’est pas disposé à discuter de la question. Pour ma part, je me range aux côtés de Jean-Pierre Vernant lorsqu’il déclare qu’ « il n’est de rationalisme que si l’on accepte que toutes les questions, tous les problèmes soient livrés à une discussion ouverte, publique, contradictoire. Aucun absolu au nom duquel on pourrait prétendre faire à quelque moment taire le débat

« Tu ne peux pas comprendre ! »

Encore une autre façon de mettre un terme au dialogue. Sous une forme plus radicale, cette réponse peut devenir : « tu ne peux voir ce qui est évident pour nous » . A nouveau, à quoi bon dialoguer si dès le départ l’un des interlocuteurs est si lourdement handicapé ?

« Ca dépasse la raison. »

Le dernier point concerne l’origine de ce handicap supposé chez l’athée. Dans le cadre d’une discussion logique, cet argument ne peut être accepté sous peine de saborder la tentative même de dialogue construit. Ce dernier se ramènerait alors à un simple échange d’impressions subjectives qui ne peuvent mener nulle part vis-à-vis du sujet abordé.

Je reviendrai sur les questions de foi et de raison plus loin.

Parade terminologique : la théologie tourne-t-elle à vide ?

Dans Process & Théologie, le mathématicien philosophe Alfred North Whitehead nous fournit la vision suivante de dieu :

« Dieu est la réalisation conceptuelle illimitée de la richesse absolue de la potentialité. A cet égard, il n’est pas avant la création mais avec toute création. »

Au lieu d’un mot difficile à comprendre, on se retrouve avec six, voire sept car ce qu’il faut entendre par création est pour le moins ambigu. Comment doit-on considérer cette vision de dieu ? Je ne vois que deux possibilités, mais je ne demande qu’à être détrompé : soit il s’agit d’une théorie au sens scientifique du terme (cf. troisième partie), soit il s’agit d’une forme de poésie mystique.

Je mets immédiatement en garde contre une mauvaise interprétation potentielle de l’alternative que je viens de proposer : les deux ont bien entendu leur rôle à jouer dans l’épanouissement de l’homme. Je me sens d’ailleurs très proche des thèses de l’épistémologue Pierre Thuillier qui écrivait par exemple : « Sans poètes, pas de mythes ; et sans mythes, pas de société humaine ; c’est-à-dire pas de culture » . Je pourrais également citer l’astrophysicien Christian Magnan qui déclare : « Je regrette l’emploi débridé de la science dans un nombre grandissant de domaines, littéraire, artistique, musical, comme si ce langage spécifique de la connaissance rationnelle pouvait s’appliquer ailleurs. Je dis aussi mon désaccord avec ceux qui défendent sans nuances « la méthode scientifique » comme la panacée capable de résoudre n’importe quel problème » . Ou encore le physicien Jean Bricmont pour qui « la littérature nous donne une compréhension de l’être humain plus profonde que ne le fait la science. » Néanmoins, pour mettre à nu le fonctionnement des rouages de ce monde, j’ose prétendre que la première est supérieure à la seconde. « Ce que la science ne peut découvrir, l’humanité ne saurait le connaître » disait Russell, non sans préciser qu’ « elle ne s’imagine pas qu’elle connaît toute la vérité, ni même que son savoir le plus sûr est entièrement vrai » . J’ai conscience que ce point de vue ne fait pas consensus au moins depuis les philosophes du soupçon en ce qui concerne l’époque moderne, mais je réserve également cette discussion pour la troisième partie.

La définition ci-dessus est donc censée rendre compte d’un des aspects les plus fondamentaux du monde, le principe transcendant qui l’imprégnerait et le guiderait. S’il s’agit d’une allégorie poétique, elle se suffit à elle-même. On peut retrouver une tournure métaphorique sensiblement proche dans cette phrase de Wilfred Monod par exemple :

J’appelle Dieu l’effort, partout manifesté, pour transformer la réalité.

S’il s’agit au contraire d’une théorie censée expliquer réellement la nature de l’univers, il est nécessaire de la mettre à l’épreuve pour s’assurer de sa correspondance avec ce que l’on observe. Or, comment peut-on faire une chose pareille en la matière ? Je n’en ai aucune idée. Et pourtant, cela me paraît indispensable, sinon je pourrais proposer ma propre définition de la transcendance façon cadavre exquis (« Dieu est le fromage aérobique de la divination icosaèdre entropique ») sans que l’on puisse m’objecter qu’elle est plus ou moins valable que celle de Whitehead. Me voici donc bloqué au stade du seul discours théorique. Pour reprendre les termes de Jean Bricmont : « Sans aucun doute, les théologiens peuvent apporter des réponses cohérentes aux questions sur les spécificités de Dieu. Le problème est qu’il est relativement facile de trouver toute une série de réponses cohérentes à presque n’importe quelle question, mais qu’il est difficile, en l’absence de tests empiriques, de savoir laquelle est la bonne. »

Cela n’est pas sans rappeler certaines disputes théologiques. Prenons un exemple tout récent, le cas du libre arbitre tel que présenté par Mathieu Baumier dans son Anti-traité d’athéologie. Dans le chapitre qu’il consacre à la Genèse, Baumier présente une thèse qui semble parente, a minima dans les termes choisis, de celle de Whitehead, afin de sauvegarder le libre arbitre de l’homme face à dieu. Ce qui me perturbe, c’est que le problème est « résolu » de façon purement rhétorique, en redéfinissant le terme de création : « la Création est de tous les instants et de chacun de ces instants. » La création étant donc permanente, il n’y a pas d’instant zéro et la notion de prédestination disparaît instantanément.

En sciences, on retrouve aussi ces modifications de définition lors de changement de paradigmes : la masse aristotélicienne est différente de la masse newtonienne, qui n’est pas non plus celle d’Einstein. Mais ce genre de modifications est justifié par des observations. Où sont donc les observations de transcendance validant le passage de la notion de création instantanée à celle de création continue ?

Jeff
à suivre

notes et livres à lire

  • |Jean-Pierre Changeux, Ce qui nous fait penser, Odile Jacob, 1998
  • |couteau de Lichtenberg : un couteau sans lame qui n’aurait pas de manche
  • |Freud,. L’Avenir d’une illusion, 1927
  • | André Comte-Sponville, L’Esprit de l’athéisme, Albin Michel, 2006
  • | La réponse à cette question est assez simple, si l’on suit les catégories kantiennes telles que rapportées par Comte-Sponville et qui me paraissent pertinentes : « [Kant] distingue trois degrés de créance ou d’assentiment : l’opinion, qui a conscience d’être insuffisante aussi bien subjectivement qu’objectivement ; la foi, qui n’est suffisante que subjectivement ; enfin le savoir, qui est suffisant aussi bien subjectivement qu’objectivement. »
  • |Jean-Pierre Vernant, Religions, histoires, raisons, La Découverte, 1979

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