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Quelques variations diaboliques sur la Prière |
En, entrant dans une réflexion sur la prière, nos questions, du moins en monde catholique, sont souvent relatives l'exaucement ou l'inexaucement de la prière de demande. Ma sensibilité personnelle me fait poser la seule caractéristique d'une prière de demande est d'être inexaucée. Je me situe ainsi sur un des versants d'une sensibilité religieuse contemporaine qui pose que Dieu ne pouvait pas intervenir dans le cours de l'histoire humaine. Celle question exige un certain travail d'élucidation: comment concilier l'assertion selon laquelle Dieu n'intervient pas dans le cours de l'histoire humaine avec la confession de foi, enracinée dans la tradition scripturaire, d'un Dieu qui fait sans cesse des merveilles dans le monde ? La question de la prière avait aussi été soulevée par le théologien A. Gesché, lors de l'une de ses conférences, dans les années 1980. Je relève, entre autres, une des phrases qu'il prononça : « Un proverbe arabe dit "Dieu exauce la prière de ceux qu'il veut punir". » Quelques questions relatives aux récits de tentation de Jean-Marie Vianney (qui fut curé d'Ars) par Satan me conduisirent à poursuivre mes investigations dans un autre domaine. Je les résume comme suit: "inexaucement de la prière par Dieu - exaucement de la prière par Satan". Cette errance par rapport au discours habituel sur la prière peut surprendre, déranger, voire diviser certains c'est ce qui justifie le titre de cette réflexion (variations diaboliques, c'est-à-dire, littéralement « qui divisent », en acceptant, bien entendu, d'en faire, de surcroît, un jeu de mots. Quels textes choisir ?Un tel sujet court le risque d'être brûlant! S'il n'est pas difficile de faire état d'expériences personnelles d'inexaucement de la prière par Dieu, ce l'est relativement moins d'en appeler au témoignage d'un éventuel exaucement par son Adversaire. Aussi partirais-je de textes. Pour ce qui est de l'inexaucement de la prière par Dieu, je m'appuierai sur Luc, XI, (1-4) 5-13, même s'il peut paraître paradoxal de faire choix de ce texte car il semble faire partie du corpus de textes bibliques relatifs à la prière. Autre chose est de trouver des textes similaires se rapportant à Satan. Il n'aurait pas été impossible de prendre la péricope biblique suivante (Luc XI, 14-23) où les foules posent la question de savoir si l'origine des pouvoir de Jésus n'est pas Belzéboul. Toutefois, il me paraît plus judicieux de chercher dans des textes classiques ou contemporains une référence qui fasse l'unanimité. C'est pourquoi j'ai choisi de travailler sur Faust qui est l'un des paradigmes des références sataniques. Faust ! oui, mais lequel ? Celui du cinéma, avec Michel Simon, celui de Gounod, celui de Goethe (1), celui de Marlowe, de Berlioz ou encore l'un des archétypes faustiens, la Légende de Fauste, de Widmann,... J'ai lu cette dernière, le Faust de Gounod et Faust et le Second Faust de Goethe. Confronté à la lecture de ces oeuvres, je me suis rendu compte qu'il y avait une grande distance entre leur contenu et ce que j'en subodorais. Aussi me suis-je rabattu, finalement, sur le Faust de jeunesse de Goethe. C'est en effet celui-là qui réveille le plus de réminiscences en nos esprits (2) L'inexaucement de la prière dans l'Ecriture |
Il [Jésus] leur dit encore: Si l'un de vous a un ami, et qu'il aille le trouver au milieu de la nuit pour lui dire: Ami, prête-moi trois pains, car un de mes amis est arrivé de voyage chez moi, et je n'ai rien à lui offrir, et si, de l'intérieur de sa maison, cet ami lui répond: Ne m'importune pas, la porte est déjà fermée, mes enfants et moi nous sommes au lit, je ne puis me lever pour te donner des pains, je vous le dis, quand même il ne se lèverait pas parce que c'est son ami, il se lèverait à cause de son importunité et lui donnerait tout ce dont il a besoin. Et moi, je vous dis: Demandez, et l'on vous donnera; cherchez, et vous trouverez; frappez et l'on vous ouvrira. Car quiconque demande reçoit, celui qui cherche trouve, et l'on ouvre à celui qui frappe. Quel est parmi vous le père qui donnera une pierre à son fils, s'il lui demande du pain? Ou, s'il demande un poisson, lui donnera-t-il un serpent au lieu d'un poisson? Ou, s'il demande un oeuf, lui donnera-t-il un scorpion? Si donc, méchants comme vous l'êtes, vous savez donner de bonnes choses à vos enfants, à combien plus forte raison le Père céleste donnera-t-il le Saint-Esprit à ceux qui le lui demandent (4). | La péricope dont je me servirais dans le cadre de cette réflexion (Luc XI, 5-13) est précédée de l'enseignement du Pater et suivie d'une question sur l'origine éventuellement satanique des pouvoirs de Jésus. Dans la TOB, la péricope centrale est divisée en deux, selon le plan suivant :
Sans entrer dans une recherche exégétique, je crois que ces titres et cette divisions sont inopportuns (3). Voici, ci-contre, le texte de cette péricope : De manière assez générale -et paradoxalement, par rapport à mon propos- cette péricope est utilisée pour justifier, au double sens du terme, la prière de demande et son exaucement. Il nous est dit habituellement que, dans cette parabole de l'"ami importun" ou "des deux amis", l'attitude de l'un et l'autre fait "ressortir a fortiori l'attitude de Dieu qui exauce parce qu'il est juste et Père" (5). Ne serait-il pas possible de s'engager ici sur d'autres voies? N'y aurait-il pas lieu d'examiner plus à fond cette péricope qui commence par la parabole que j'appellerais "des trois amis" ? "Trois amis"! Cela peut paraître banal, on l'oublie souvent et pourtant, là réside peut-être une des clés de réponse. Analysons cette parabole :
Les deux premiers épisodes sont souvent présentés comme des faire-valoir qui introduisent à la demande importune de pain la nuit. Je crois qu'il n'en est rien. Que nous disent, alors, sous la surface des mots, les deux premiers épisodes ? a. Un ami rentrant de voyage est venu frapper à la porte. On peut se demander pourquoi ce n'est pas lui qu'il faut qualifier d'importun! Par ailleurs, puisque celui-ci frappe à la porte, pourquoi ne pas satisfaire sa demande ? puisque c'est ce que Jésus dira plus loin: "demandez et vous obtiendrez...". C'est en fait. b. parce qu'il n'a rien à lui offrir ! Son garde-manger est vide ! Il ne peut donc pas satisfaire la demande de son ami et c'est pourquoi il va en trouver un troisième. Nous avons à faire ici un constat : il est des cas où l'on ne peut satisfaire une demande. Que faire dans ce cas ? Voilà à quoi répond la parabole. De plus, on peut se poser la question -qui n'est pas purement rhétorique- de savoir ce qu'il faudrait faire si le troisième ami ne pouvait lui non plus répondre à la demande. Il n'y a à mon avis qu'une seule réponse possible: il y a une solution de continuité entre les amis 1 et 2 et l'ami 3. Il serait évidemment possible de multiplier les intermédiaires entre 2 et 3. L'important est de noter que l'on passe un seuil qualitatif ou structurel de l'ami 2 à l'ami 3. En effet, le troisième ami est censé pouvoir satisfaire la demande. Ici se trouve un noeud : possibilité ou impossibilité de satisfaire une demande. Le deuxième ami fait une expérience humaine fondamentale: il n'est pas tout-puissant, il est limité et contingent et se trouve à certains moments les mains vides. C'est du lieu de ce constat qu'il partira, qu'il fera une démarche pour trouver une réponse à l'angoissante question de son impuissance (6). Ce troisième épisode est légitimé par les dires de Jésus. Je rappelle qu'il n'y a pas de quatrième épisode, ou du moins qu'il peut paraître ambigu. A première vue, on pourrait dire qu'il montre que le deuxième ami recevra du pain... Je pose plutôt qu'il montre le bien fondé de la démarche de cet ami |
N'allons pas plus avant dans l'approche de cette parabole et poursuivons l'étude de la péricope. |
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" Le docteur Faust, présenté par
l'auteur [Goethe] comme le type le plus parfait de
l'intelligence et du génie humain, sachant toute science,
ayant pensé toute idée, n'ayant plus rien à
apprendre ni à voir sur la terre, n'aspire plus
qu'à la connaissance des choses surnaturelles, et ne plus
vivre dans le cercle borné des désirs humains. Sa
première pensée est donc de se donner la mort; mais
les cloches et les chants de Pâques lui font tomber des
mains la coupe empoisonnée. Il se souvient que Dieu a
défendu le suicide, et se résigne à vivre de
la vie de tous, jusqu'à ce que le Seigneur daigne
l'appeler à lui. Triste et pensif, il se promène
avec son serviteur, le soir de Pâques, au milieu d'une
foule bruyante, puis dans la solitude de la campagne
déserte, aux approches du soir. C'est là que ses
aspirations s'épanchent dans le coeur de son
disciple; c'est là qu'il parle des deux âmes qui
habitent en lui, dont l'une voudrait s'élancer
après le soleil qui se retire, et dont l'autre se
débat encore dans les liens de la terre. Ce moment
suprême est choisi par le diable pour le tenter. [je
précise toutefois que Faust a déjà fait une
rencontre avec un Esprit -qui me parait sérieusement
maléfique- voir Goethe, Théâtre complet, La
Pléiade, p. 967 (9)].
Il se glisse sur ses pas sous la forme d'un chien, s'introduit
dans sa chambre d'étude, et le distrait de la lecture de
la Bible, où le docteur veut puiser encore des
consolations. Se révélant bientôt sous une
autre forme et profitant de la curiosité sublime de Faust,
il vient lui offrir toutes les ressources magiques et
surnaturelles dont il dispose, et lui escomptera ainsi, pour
ainsi dire, les merveilles de la vie future, sans l'arracher
à l'existence réelle. Cette perspective
séduit le vieux docteur, trop fort de pensée, trop
hardi et trop superbe pour se croire perdu à tout jamais
par ce pacte avec le Démon [qui se nomme ici
Méphistophélès] Celui dont l'intelligence
voudrait lutter avec Dieu lui-même saura bien se tirer plus
tard des pièges de l'esprit malin. Il accepte donc le
pacte qui lui accorde le secours des esprits et toutes les
jouissances de la vie matérielle jusqu'à ce que
lui-même s'en soit lassé et dise à sa
dernière heure : Viens à moi, tu es si belle!
[Dans la légende de Fauste de Widmann, il sera
question d'un pacte de 24 ans] Une si large concession le
rassure tout à fait, et il consent enfin à signer
ce marché de son sang. On peut croire qu'il ne fallait
rien moins pour le séduire; car le Diable lui-même
sera bientôt embarrassé des fantaisies d'une
volonté infatigable. Heureusement pour lui, le vieux
savant, enfermé toute sa vie dans son cabinet, ne sait
rien des joies du monde et de l'existence humaine, et ne les
connaît que par l'étude, et non par
l'expérience. Son coeur est tout neuf pour l'amour et
la douleur, et il ne sera pas difficile peut-être de
l'amener bien vite au désespoir, en agitant ses passions
endormies. Tel paraît être le plan de
Méphistophélès, qui commence par rajeunir
Faust, au moyen d'un philtre; sûr, comme il le dit, qu'avec
cette boisson dans le corps, la première femme qu'il
rencontrera va lui sembler une Hélène . [(10)]
En effet, en sortant de chez la sorcière
qui a préparé le philtre, Faust devient amoureux
d'une jeune fille nommée Marguerite, qu'il rencontre dans
la rue [ne s'agirait-il pas de la femme que Faust regardait
dans le miroir chez la sorcière, cf. Goethe, op. cit. p.
1013 ?] Pressé de réussir, il appelle
Méphistophélès au secours de sa passion, et
cet esprit, qui devait une heure auparavant l'aider dans de
sublimes découvertes et lui dévoiler le tout et le
plus que tout, devient pour quelque temps un entremetteur
vulgaire, un Scapin de comédie, qui remet des bijoux,
séduit une vieille compagne de Marguerite, et tente
d'écarter les surveillants et les fâcheux. Son
instinct diabolique commence à se montrer seulement dans
la nature du breuvage qu'il remet à Faust pour endormir la
mère de Marguerite, et par son intervention monstrueuse
dans le duel de Faust avec le frère de Marguerite. C'est
au moment où la jeune fille succombe sous la clameur
publique, après ce tableau de sang et de larmes, que
Méphistophélès enlève son compagnon,
et le transporte au milieu des merveilles fantastiques d'une nuit
de sabbat, afin de lui faire oublier le danger que court sa
maîtresse. Une apparition non prévue par
Méphistophélès réveille le souvenir
dans l'esprit de Faust, qui oblige le démon à venir
avec lui au secours de Marguerite déjà
condamnée et enfermée dans une prison. Là se
passe cette scène déchirante et l'une des plus
dramatiques du Théâtre allemand, où la pauvre
fille, privée de raison, mais illuminée au fond du
coeur par un regard de la mère de Dieu qu'elle avait
implorée, se refuse à ce secours de l'enfer, et
repousse son amant qu'elle voit par intuition abandonné
aux artifices du Diable. Au moment ou Faust veut
l'entraîner de force, l'heure du supplice sonne, Marguerite
invoque la justice du ciel [qui répond d'ailleurs:
"sauvée"], et les chants des anges risquent de faire
impression sur le docteur lui-même; mais la main de
Méphistophélès l'arrache à ce
douloureux spectacle et à cette divine tentation." [11]notes
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Jésus poursuis en disant: "Et moi, je vous dis...". Il donne ainsi trois impératifs: demandez,... Cherchez,... Frappez... Il attribue à chacun de ces trois cas un résultat (obtenir, trouver et ouvrir). Ensuite, il en fait une sorte de maxime (Car quiconque...). Tout naturellement, on estime que ces 'cas' s'appliquent à Dieu. J'ai l'impression que rien ne permet de l'affirmer de manière péremptoire. C'est ce que donne à penser la suite. L'on passe en effet, du général au particulier, à l'exemple: "Quel est parmi vous...", en s'attachant au cas du père par rapport à ses enfants. Si la comparaison avec Dieu se trouvait avant l'application aux pères, la péricope doit s'arrêter à la fin du verset 12. Or, il n'en est rien et c'est bien le passage au comparatif (ou même superlatif) avec Dieu qui vient au verset 13 : "Si... combien plus...". Voici -in cauda venenum- la "pointe" de la péricope (7): "Si donc, méchants comme vous l'êtes, vous savez donner de bonnes choses à vos enfants, à combien plus forte raison le Père céleste donnera-t-il le Saint-Esprit à ceux qui le lui demandent". C'est ici que l'on pourrait mettre en question mon assertion selon laquelle cette péricope vise l'inexaucement de la prière. En effet, il ne semble pas être question d'inexaucement mais bien d'exaucement, puisque le Père donnera le Saint-Esprit à ceux qui le lui demandent.Je crois cependant qu'outre le fait qu'il n'est question QUE du Saint-Esprit (8) l'exaucement en question est à tout le moins paradoxal. Quel serait-il ? Apparemment, il n'est pas possible de savoir quel est ce don de l'Esprit-Saint. Je pose que si la péricope forme bien un ensemble cohérent, d'une part, et que si l'évangéliste n'écrit pas pour rien, d'autre part, les versets du début peuvent être d'un grand secours. Je crois que le don de l'Esprit-Saint doit nous permettre de nous reconnaître dans la situation de départ, savoir faire l'expérience du garde-manger vide: faire l'expérience de ses limites, de sa contingence, du fait que Dieu est Dieu et que l'homme est l'homme. Ce serait là, l'exaucement paradoxal: au lieu même de notre cri (légitime) d'impuissance vers le ciel, recevoir que l'on ne recevra rien pour la supprimer. Il faut noter cependant que cette péricope se poursuit en nous invitant à demander/recevoir; chercher/trouver; frapper/ouvrir. J'y reviendrai plus loin. L'exaucement de la prière par MéphistophélèsSi l'histoire de Faust est connue, il est cependant bon de la rappeler. Je cède ici la place à Gérard de Nerval qui résume le premier Faust (ci-contre) De la lecture de Faust, plusieurs choses peuvent être retenues pour l'objet de ce travail : [ Méphistophélès demande à Dieu la permission de tenter Faust : Il rencontre Dieu et lui explique comment vont les choses sur la terre (mal, évidemment!). Dieu demande à Méphistophélès s'il connaît Faust. Le Diable raconte au Seigneur le trouble de Faust: "Rien ne peut là-bas contenter ses désirs". Le Seigneur répond : "Si, troublé comme il l'est, il me reste fidèle, je pourrai lui donner le bonheur qu'il appelle (...)". C'est ici que Méphistophélès fait le pari de tenter Faust: "Gageons que des élus encor je le
retranche, Le Seigneur acquiesce à cette demande (13).] 1. L'impuissance de Faust.Dans un premier temps, pendant la nuit, se situe la nuit de Faust (pp. 965-966). Il se rend compte que toutes les connaissances qu'il a amassées ne l'ont pas fait avancer d'un pas. Il est désespéré et tenté par l'infini, par ce qui le dépasse encore. Il a voulu se faire l'égal de Dieu: "(...) moi qui croyais, supérieur aux chérubins, pouvoir nager librement dans les veines de la nature, et créateur aussi, jouir de la vie d'un Dieu, ai-je pu mesurer mes pressentiments à une telle élévation?... (...)" (14)Devant un constat d'échec, d'impuissance, il ne lui reste plus qu'à se suicider. Comme repris ci-dessus dans le résumé de Gérard de Nerval, les échos de Pâques l'en dissuaderont. 2. La rencontre avec Méphistophélès et le pacte.Après que le chien se soit transformé en Méphistophélès, Faust lui demande son nom, sans qu'il lui soit donné de réponse (15). "Faust : Quel est ton nom :?Méphistophélès : La demande me parait bien frivole, pour quelqu'un qui a tant de mépris pour les mots; qui toujours s'écarte des apparences, et regarde surtout le fond des êtres. Faust : Chez vous autres, messieurs, on doit pouvoir aisément deviner votre nature d'après vos noms, et c'est ce qu'on fait connaître en vous appelant clairement ennemis de Dieu, séducteurs, menteurs. Et bien! qui donc es-tu? Méphistophélès : une partie de cette force qui veut toujours le mal, et fait toujours le bien. Faust : Que signifie cette énigme? Méphistophélès : Je suis l'esprit qui toujours nie; et c'est avec justice: car tout ce qui existe est digne d'être détruit, il serait donc mieux que rien ne vînt à exister. Ainsi, tout ce que vous nommez péché, destruction, bref, ce qu'on entend par mal, voilà mon élément." Dans le cours de leur conversation, ils en viennent à parler de la validité des pactes. "Ce qu'on te promet, tu peux en jouir entièrement, [dira Méphistophélès]; il ne t'en sera rien retenu". Ils ne pactisent cependant pas encore à ce moment-là. C'est lors d'une deuxième rencontre dans le cabinet d'études de Faust que Méphistophélès le tente. Il lui dit ainsi (après qu'un choeur de mauvais esprits ait chanté) : "Ceux-là sont les petits d'entre les miens. Écoute comme ils te conseillent sagement le plaisir et l'activité! Ils veulent t'entraîner dans le monde, t'arracher à cette solitude, où se figent et l'esprit et les sucs qui servent à l'alimenter. Cesse donc de te jouer de cette tristesse qui, comme un vautour, dévore ta vie. En si mauvaise compagnie que tu sois, tu pourras sentir que tu es homme avec les hommes; cependant on ne songe pas pour cela à t'encanailler. Je ne suis pas moi-même un des premiers; mais si tu veux, uni à moi, diriger tes pas dans la vie, je m'accommoderai volontiers de t'appartenir sur-le-champ. Je me fais ton compagnon, ou, si cela t'arrange mieux, ton serviteur et ton esclave."(16)Faust ne devra rien donner en retour ici-bas mais devra rendre à Méphistophélès la pareille dans l'au-delà. La réaction de Faust montre le lieu de surgissement de son désir, là, où, me semble-t-il, celui-ci rejoint la tentation : "L'au-delà ne m'inquiète guère; mets d'abord en pièces ce monde-ci, et l'autre paraîtra ensuite. Mes plaisirs jaillissent de cette terre, et ce soleil éclaire mes peines; que je m'affranchisse une fois de ces dernières, arrive après ce qui pourra. (...)" (17)Ce désir de Faust se confronte avec la découverte de ses peines (de ses limites, de sa contingence). Toutefois, un éclair de lucidité lui fait douter de la réalité des dons infernaux : "Et qu'as-tu à donner, pauvre démon? L'esprit d'un homme en ses hautes inspirations fut-il jamais conçu par tes pareils? Tu n'as que des aliments qui ne rassasient pas ; de l'or rouge, qui sans cesse s'écoule des mains comme le vif argent; un jeu auquel on ne gagne jamais ; une fille qui jusque dans mes bras fait les yeux doux à mon voisin; l'honneur, belle divinité qui s'évanouit comme un météore. (...)" (18)Méphistophélès conteste ce point de vue et Faust accepte de pactiser avec lui. Il faut même préciser qu'après cela le Diable mettra Faust en garde contre ses prétentions. En effet, à la question de Faust : "Et ! que suis-je donc ?... Cette couronne de l'humanité vers laquelle tous les coeurs se pressent, m'est-il impossible de l'atteindre ?" Méphistophélès répond avec un réponse d'une vérité surprenante dans sa bouche : "Tu es, au reste... ce que tu es. Entasse sur ta tête des perruques à mille marteaux, chausse tes pieds de cothurnes hauts d'une aune, tu n'en resteras pas moins ce que tu es." (19) Je reviendrai plus loin sur ce constat (20). Malgré cela, Faust sera exaucé par Méphistophélès. Toutefois, les dons de ce dernier seront toujours empoisonnés (parfois même au sens littéral du mot). Dans Le Second Faust, Goethe insistera aussi sur le caractère diabolique (au sens propre) des dons de Satan (21). Enfin, nous savons que Faust sera finalement sauvé par Dieu et qu'il échappera donc à la damnation (22). En quelque sorte le "don" de Faust que Dieu a fait à Méphistophélès se retourne contre lui, lui échappe des mains ! | ||||
Si l'on schématise ce qui précède, on obtient ce qui suit : | |||||
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Comparaison entre la situation évangélique et la situation faustienne. | |||||
Il me semble nécessaire de prendre acte que dans chacune des situations il y a deux types de "prières" : |
Chez Luc | Chez Goethe |
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la "prière" de l'ami qui rentre de voyage |
la "prière" de
Méphistophélès au Seigneur |
A partir de cette parabole, Jésus infère deux
"règles" : |
Plusieurs niveaux d'approches sont possibles à partir de ces textes. Je ne retiens pour cette réflexion que la prière qui part de l'humain vers l'[au-delà] (23), savoir la règle "2" de Jésus (le don de l'Esprit à celui qui le lui demande) et la "prière" de Faust à Méphistophélès. Apparemment, il y a exaucement dans les deux cas. Toutefois, il importe de prendre en considération que le "don" de Dieu est limité à l'Esprit-Saint, d'une part, et qu'il est plus que probable, comme je l'ai posé ci-avant, que ce don est paradoxal, dans la mesure où il doit permettre de se rendre compte que le seul exaucement sera de ne pas être exaucé ou, plus exactement, que ce don permettra d'assumer l'expérience de se trouver "les mains vides". En revanche, l'exaucement diabolique est assez clair. Même si Faust doute un moment de la réalité des dons de Méphistophélès, même si ce dernier essaie d'en faire le moins possible, il n'en reste pas moins -en tout cas dans le premier Faust- que celui-ci est exaucé. |
chez Luc | Chez Goethe |
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Situation de départ |
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Le demandeur fait l'expérience de l'impuissance, du garde-manger vide, Il n'est pas Dieu |
Faust est dans la "nuit", Il fait l'expérience de sa «non-toute-puissance» : il n'est pas Dieu. |
Situation d'arrivée |
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Dieu ne comble pas son impuissance. Le demandeur "restera ce qu'il est" rester mais l'Esprit-Saint lui permettra d' assumer cela devant Dieu. |
M. comble son impuissance. |
Malgré l'exaucement, Faust fera toujours l'expérience de son impuissance et de ses limites que les dons de M. ne suppriment pas. |
notes
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Comme on le voit, dans chacun des cas, la "prière" [de demande] part d'une situation-limite que je résume de la manière suivante : "l'homme découvre qu'il n'est pas Dieu", qu'on appelle, par ailleurs, une telle expérience : découverte de la contingence, des limites, expérience du "frigo vide", ou autrement encore. On constate également que quelle que soit la réponse (exaucement ou inexaucement) cette situation ne disparaît pas. Quels que soient les dons, l'homme ne peut dépasser sa contingence. Méphistophélès lui-même le dit à Faust : "Tu n'en resteras pas moins ce que tu es" (24). Toutefois, le don -paradoxal- de l'Esprit-Saint doit permettre au demandeur de reconnaître devant son Créateur qu'il est lui et pas Dieu, tandis que les "dons" de Méphistophélès ne permettent pas à Faust d'assumer cette situation : il lui faudra toujours combler cet abîme qui se place à chaque instant devant ses pas et que le Diable lui-même ne parvient pas à combler. Remarques annexes au sujet de quelques questions paradoxalesAvant de conclure cette réflexion, j'aimerais relever l'une ou l'autre questions connexes qui apparaissent dans cette approche de l'(in)exaucement de la prière :
Je tenterai tout d'abord de répondre à la deuxième question. Il me semble que la réponse de Jésus comporte deux aspects. Le premier nous invite à ne pas faire taire le cri qui surgit en nous depuis le lieu où nous découvrons nos faiblesses et nos limites. Le deuxième ressortit à ce que j'appellerais avec Douglas Hofstadter une "métarègle" (25). Pour que nous puissions vivre entre-nous, c'est ce type de règle-conseil qui doit régir nos autres règles. Celui-ci est du même ordre que certains préceptes de Jésus: le sermon sur la montagne, l'amour des ennemis,... toutes choses qui nous paraissent irréalisables. Elles le sont et le restent d'ailleurs, parce qu'elle participent à un autre ordre éthique. C'est une invitation à voir autrement les règles de notre jeu qui, parce qu'elles sont arbitraires, d'une part, et parce qu'elles ressortissent aussi au domaine de notre faiblesse, d'autre part, sont appelées à être sans cesse critiquées et mesurées à l'aune d'une "métarègle" dont nous ne devons pas perdre de vue qu'elle est littéralement inatteignable pour nous, parce qu'en dehors de notre système! Néanmoins, parce qu'entre-nous il n'en est pas toujours ainsi, nous sommes invités à nous mettre sous la toise de ces préceptes sous leurs double aspect : demandez-donner; frappez-ouvrir;... pour autant que ceux-ci ne nous fassent pas perdre de vue notre impuissance radicale à combler le lieu de surgissement de nos demandes ! C'est ainsi qu'il ne peut pas être répondu à la première question relative à l'exaucement de la prière de l'ami qui est rentré de voyage et nous a fait nous rendre compte que nous étions les mains vides (La parabole n'y répond donc pas !) La troisième question est intéressante, elle renvoie au livre de Job que j'ai déjà cité par ailleurs. Ne serait-il pas écrit quelque part, que si le Tentateur doit demander la permission au ciel pour tenter l'homme, c'est parce que finalement, malgré tous ses pouvoirs, il n'est pas le maître du monde, comme il le croit !? N'aurions-nous pas, à travers le mythe et le récit, une tentative de réponse à la question du mal ? à savoir que par-dessus cet "innommable" il y a une instance de bonté qui sans cesse nous guide et nous aime ? Enfin, la quatrième question peut sembler piège. En effet, il faut admettre que Dieu exauce la prière de Satan (ce n'est apparemment pas l'Esprit-Saint qui lui est remis !). Je répondrai en postulant que l'exaucement de Satan est également de type paradoxal. En effet, lorsque l'on examine la situation finale, il faut admettre que Méphistophélès a échoué, que le don que Dieu lui a fait lui échappe des mains et qu'il est en quelque sorte renvoyé à sa précarité infernale. ConclusionSi je me fais l'"avocat du diable", je dois admettre qu'il y a une relative ambiguïté à parler d'inexaucement de la prière par Dieu et d'exaucement de la prière par Satan ! Que faut-il en retenir ? La conclusion la plus évidente est celle de la légitimité de la prière de demande. Il est probable qu'avant d'être un orant de louange, l'homme est un orant de demande. Du lieu même de notre récit fondateur il nous est dit que nous n'avons pas à faire taire le cri qui monte de nos entrailles vers le ciel. Mais il nous est dit aussi que Dieu ne pourra pas combler le vide de notre précarité et de notre contingence. En revanche, il nous est dit que nous sommes exaucés. En effet, l'Esprit-Saint que Dieu nous donne doit nous permettre, si nous le recevons vraiment, de découvrir notre vrai rapport à lui, celui de la créature à son Créateur et, par delà, ce rapport, celui du don primordial de la vie qu'il nous a fait! Mais ce don-là est bien le seul que nous n'ayons jamais demandé à Dieu. C'est le seul don sur lequel il nous est demandé de ne pas mettre la main, "comme sur une proie à ravir"(arpagmos). A travers, le récit de Goethe, il nous est dit également que les biens de ce monde ne comblent pas le lieu de surgissement de notre impuissance. En ce sens, ce texte classique devrait parler à notre coeur aujourd'hui, alors que nous sommes pris dans le tourbillon d'une société de consommation. C'est peut-être en de tels lieux que nous, croyants, pouvons êtres des "résistants"; mais des "résistants" qui n'oublient pas la précarité de leur situation: ils ne sont ni les médecins d'une société moribonde, ni ceux qui détiennent, au nom d'une toute-puissance, la "bonne réponse". Il y aurait peut-être là un critère de discernement pour l'analyse de tel ou tel processus d'évangélisation ! Enfin, il n'y a pas lieu d'oublier que le présent travail se fait à partir de textes. Ceux-ci ne sont en dernier ressort qu'une tentative d'agencer le monde; de présenter et de dire quelque chose sur notre Dieu et sur nous-même. En tout état de cause, nous sommes invités à ne pas mettre la main sur notre Dieu. Le langage et la théorie, les mots que nous pouvons dire, ne peuvent aliéner ce Dieu qui chaque jour fait des merveilles pour l'homme, ce Dieu qui fait alliance avec lui. Aussi, le dernier mot de ce travail serait une invitation à la tempérance du langage qui parle d'inexaucement de la prière; tempérance qui peut nous conduire à l'admiration muette du fidèle devant les dons sans mesure de son Dieu ! |
Wontolla
Quelques variations diaboliques sur la prière