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Rouah

Le Dialogue Interreligieux

Mesdames, Messieurs,

Le dialogue interreligieux connaît actuellement une très grande vogue. Les groupes qui le pratiquent se multiplient, les livres qui en parlent ont beaucoup de succès, les conférences qui en traitent attirent des auditoires nombreux, les dirigeants politiques et ecclésiastiques s'y intéressent, ainsi que les fidèles de base. Il s'agit d'un fait relativement nouveau.

Pendant plus d'un siècle, les Églises et les théologiens ont estimé que la sécularisation ou la laïcisation de la société représentait le défi majeur que les chrétiens devaient affronter. Ils se sont efforcés d'entrer en discussion ou en débat avec l'athéisme qu'ils voulaient à la fois comprendre, écouter et auquel ils se demandaient comment répondre. Par contre, les autres spiritualités les laissaient en général indifférents; elles ne les tracassaient guère. Il n'en va plus de même aujourd'hui.

Bien entendu, on n'oublie pas la sécularisation et l'athéisme, on continue à s'en préoccuper. Toutefois, la question qui revient sans cesse n'est plus celle de la non-religion ou de l'irréligion, mais celle des autres religions, celle de leur pluralité, de leur diversité, celle de leur concurrence ou de leur collaboration, celle de la signification à leur donner et de la valeur à leur reconnaître.

 

En même temps que grandit l'intérêt pour les autres religions et les rencontres interreligieuses, se font entendre de plus en plus souvent des mises-en-garde, des avertissements, voire des protestations qui expriment réticences, réserves, qui signalent les dangers d'une trop grande ouverture. Du côté protestant, se manifestent de fortes méfiances dans les églises réformées et luthériennes, tandis que dénonciations et condamnations prédominent dans les mouvements qu'on appelle évangéliques (il serait plus juste de les nommer evangelical).

Du côté catholique, durant l'été 2000 le document Dominus Iesus a sévèrement rappelé à ceux qui s'engagent dans cette voie les limites à ne pas franchir. D'autre part, les événements d'Algérie, la situation dans beaucoup de pays arabes, les attentats du 11 septembre font craindre à certains que tout dialogue avec l'Islam soit impossible. Il y aurait, dit-on parfois, des religions qui ne peuvent avoir avec ceux qui ne partagent pas leurs convictions que des relations conflictuelles, dominées par une intolérance.qui n'hésite pas à aller jusqu'aux meurtres ou aux massacres.

Malgré ces problèmes et ces difficultés, dont je n'entends ni ignorer ni amoindrir le poids, je suis convaincu qu'il faut entreprendre et développer les dialogues interreligieux pour deux grandes raisons. La première, civique ou culturelle, tient à l'évolution actuelle de nos sociétés. La deuxième relève de la foi, et est proprement spirituelle et théologique.

1. Le motif civique

La mondialisation

Voyons d'abord la première grande raison. Notre époque, c'est devenu une banalité de le dire, se caractérise par une mondialisation croissante. Le mot mondialisation n'a pas aujourd'hui bonne presse; souvent, les politiques, les syndicalistes et les journalistes l'utilisent dans un sens péjoratif et restrictif pour désigner une logique économique et commerciale qu'ils dénoncent. Toutefois, de nombreux auteurs comprennent autrement ce mot, et quand ils parlent de mondialisation, il s'agit de cet élargissement des relations, des communications, des interactions qui a fait passer en quelques décennies l'humanité d'un provincialisme qui la compartimentait en sociétés distinctes, à une globalisation qui transforme notre terre en un village planétaire, pour reprendre une expression bien connue.

Dans une de ses conférences, le philosophe et théologien anglais John Hick, né en 1922, a décrit cette évolution en se servant d'une image très parlante. Imaginez, dit-il, en pensant à l'Himalaya, de profondes vallées, séparées les unes des autres par de hautes chaînes de montagnes escarpées. Dans chaque vallée, une tribu chemine. Elle vit des événements dont elle garde le souvenir. Elle raconte des histoires qui lui sont propres. Elle a ses coutumes, ses rites, ses chants. Par la force des choses, à cause de la géographie, il n'y a, entre ces tribus presque aucun contact. Chacune vit et développe son identité, sa culture et sa religion particulières. On sait, vaguement, qu'il existe d'autres vallées avec d'autres tribus, mais on ne les connaît pas vraiment. Quelques aventuriers ont même franchi des cols, ont rencontré ces autres, dialogué avec eux, et ont raconté ce qu'ils ont vu; ils restent, cependant, l'exception. Telle a été longtemps la situation de l'humanité. Ses différentes cultures et religions n'avaient que peu de contact les unes avec les autres; elles vivaient et se développaient chacune isolément.

Or, voilà qu'aujourd'hui, après un très long cheminement dans leurs vallées respectives, ces diverses tribus arrivent dans la plaine où toutes ces vallées débouchent. Ce qui les séparait et les empêchait de communiquer n'existe donc plus, et elles se retrouvent ensemble. J'illustre le changement intervenu par une anecdote. Il y a un peu plus d'un siècle, mon grand père, pasteur dans une petite bourgade du midi, avait participé à une conférence missionnaire en Angleterre ; c'était alors un long voyage. Il y avait rencontré des africains, avec lequels il avait parlé et sympathisé, ce qui avait représenté pour lui un grand événement dont il a beaucoup parlé en revenant dans sa paroisse. Il n'avait jamais vu auparavant, et la plupart des membres de sa communauté n'avaient jamais vu d'hommes noirs. Cette expérience alors extraordinaire, réservée à quelques privilégiés, est devenue aujourd'hui banale, courante, quotidienne, et n'étonne plus personne.

Le passage des vallées séparées, où chacun se trouve chez soi, à l'espace commun de la plaine ne va pas sans difficulté, il entraîne des dépaysements, provoque des irritations, et comporte bien des risques. Que va-t-il arriver ? A titre d'hypothèse, on peut envisager quatre scénarios possibles.

Le scénario du conflit

En premier lieu, celui d'un conflit, où chaque tribu se bat pour s'assurer la prédominance sur les autres, en les asservissant ou en les éliminant, afin d'imposer à l'ensemble de la plaine les lois, les coutumes, la culture et la religion de sa vallée. Quand on dénonce l'impérialisme occidental (en oubliant parfois qu'il existe bien d'autres impérialismes, et que l'Occident lui-même est divers), on s'en prend à une attitude de ce type. Même quand on s'en défend, il faut admettre la force de ce désir que son groupe l'emporte, et cette peur de se voir dominé par les autres, ce qui alimente des xénophobies, des racismes, une hostilité ou des animosités d'autant plus puissantes qu'elles sont inavouées. De nombreux exemples montrent, hélas, qu'on ne doit pas minimiser ce risque de ce qu'on a appelé "le choc des civilisations". La plaine deviendrait alors le lieu d'affrontements violents, et s'y multiplieraient tueries et génocides. Ce premier scénario exclut le dialogue interreligieux, et ne laisse la place qu'à ce que Max Weber appelait "la guerre des dieux", il serait plus juste de dire "la guerre au nom de ses Dieux."

Le scénario libéral ou laïc

Les partisans de la sécularisation ou de la laïcité de la société prévoient et souhaitent un deuxième scénario. Ils estiment que dans la plaine, on doit établir un ordre, des lois, des règles qui s'appliquent à tous sans distinction, sans tenir compte des diverses appartenances culturelles et religieuses. Que chacun, s'il le désire, cultive ses particularités, ses différences, ses spécificités tribales en privé, dans son domicile, ou dans des lieux spéciaux, mais pas sur la place publique. Là n'existent que des citoyens, dont on exige, quand ils sont ensemble, dans leur vie commune, qu'ils fassent abstraction de leur identité propre, de leurs origines et de leur passé, de leurs caractéristiques culturelles et de leurs convictions religieuses. Si la religion a joué un rôle essentiel dans! les t ribus lorsqu'elles cheminaient chacune dans sa vallée, par contre, dans la plaine, elle doit devenir une affaire purement intime et ne plus intervenir sur la scène sociale. Que chaque religion tienne son discours, entretienne ses croyances, et maintienne ses pratiques en vase clos, mais qu'elle ne se manifeste pas au dehors, sur le terrain commun à tous.

Ce deuxième scénario, qu'on appelle "libéral" en Amérique, "laïc" en Europe, ne manque pas de mérites. Il a assez bien fonctionné dans beaucoup de pays occidentaux ou occidentalisés, où il y a séparation de l'Église ou de la religion d'avec l'État. Il se heurte cependant à deux limites. D'abord, les règles communes traduisent, expriment forcément les valeurs d'une des tribus aux dépens de celles des autres. Elles ont une fausse apparence d'universalité, d'impartialité, ou de neutralité. Elles privilégient toujours l'un des groupes. Ainsi, les chrétiens s'accommodent assez bien, mieux que les musulmans, par exemple, de la séparation de l'Etat et de la religion, et, par contre, supportent assez mal des règles que les pays de culture musulmanne jugent pourtant objectives et non discriminatoires. Ensuite, ce scénario néglige trop la force et la valeur des enracinements culturels et spirituels. Actuellement, en Amérique du Nord, ceux qu'on appelle les "communautariens" lui reprochent beaucoup d'imaginer un individu "désengagé" ou "désencombré", comme l'écrit le philosophe canadien Charles Taylor, c'est à dire vidé de ses particularités distinctives, déculturé et donc mutilé. On en fait un citoyen, oui, c'est vrai, mais en le dépouillant de son identité, en lui demandant de faire abstraction de ce qui le constitue le plus profondément. Quand on ignore les tribus, les cultures et les religions, quand on ne leur accorde pas un statut spécifique, on ne respecte pas vraiment les personnes qui en font partie, on les détruit. Selon le modèle libéral, la société de la plaine ne doit connaître que des individus ; les communautariens au contraire, plaident pour qu'elle prenne en compte les communautés, car les individus, selon eux, se caractérisent par leurs appartenances culturelles et religieuses. Mais cela ne revient-il pas à maintenir par des moyens institutionnels les séparations, les isolements, les apartheids que les vallées imposaient ? Si les propositions des communautariens me laissent réticent, par contre leur critique du scénario "libéral" ou laïc ne manque pas de pertinence. Vouloir faire abstraction du religieux, ou le reléguer dans le privé relève de l'utopie et de l'illusion.

Le scénario syncrétiste

Un troisième scénario préconise que les tribus se rapprochent, abolissent leurs différences et fusionnent pour former un grand peuple, ce qui implique une mise en commun de leurs apports respectifs. Ainsi naitrait une culture et une religion uniques qui reprendraient les valeurs, les rites, voire les doctrines de chaque tribu en les additionnant, en en faisant la synthèse, en les fondant dans un syncrétisme. Cette position a été esquissée ou anticipée par le philosophe américain Emerson (mort en 1882) et l'historien anglais Toynbee (mort en 1975). Le défendent actuellement les universalistes américains, qui organisent des offices où on lit successivement des passages des évangiles, des préceptes bouddhistes, des textes du Coran, et d'autres traditions religieuses voire non religieuses, et où l'on célèbre successivement ou alternativement la cérémonie japonaise du thé et le partage judéo-chrétien du pain et du vin. Il en résulte un mélange, qui a parfois de l'allure, mais qui le plus souvent reste très artificiel et souvent superficiel, qui manque de force de conviction.

On a souvent signalé qu'aujourd'hui beaucoup de gens se fabriquent une spiritualité faite de bric et de broc. Ils empruntent des éléments à droite et à gauche, et joignent par exemple la croyance en la réincarnation avec tel rite ou telle doctrine chrétienne, et avec telle pratique bouddhiste. Il faut parler dans ce cas-là d'un menu à la carte, chacun choisissant ce qui lui plaît ou ce qui lui convient, et forgeant non pas une religion englobante, mais une religion individuelle.

La démarche syncrétique est différente. Elle veut faire du dialogue interreligieux une étape vers un monologue où les discours divers s'unifieraient. Cette démarche, souvent généreuse et ouverte, me semble trop ignorer les réalités. Leurs histoires, leurs chants, leurs rites ont profondément marqué la personnalité de chaque tribu, et il est utopique de croire qu'ils puissent en adopter, ou en assimiler d'autres et abolir les différences par le mélange et le partage. De plus, tout n'est pas compatible avec tout ; on rencontre des contradictions, et il y a des moments où il faut choisir. Une religion englobante ferait violence aux uns comme aux autres, et du coup, car la violence engendre la violence, risque d'entraîner des réactions brutales. Bien que cette hypothèse me laisse plutôt sceptique, et quoique je ne sois pas sûr que ce serait un bien, on ne peut pas exclure qu'il y ait un jour une religion unique pour l'humanité, mais en tout cas, cela demandera beaucoup de temps ; il faudra avoir vécu des événements semblables, avoir fait les mêmes expériences, avoir été marqués par des chants, des poèmes, des penseurs de la plaine, et, en théologien, j'ajouterai avoir reçu une nouvelle révélation. Dans ce domaine, on ne peut pas forcer les choses, et le projet syncrétique me semble, pour le moment, chimérique.

Le scénario dialogal

Reste un quatrième scénario, peut-être plus humble que les deux précédents, moins programmatique, mais plus pragmatique. Pour éviter que les tribus arrivant dans la plaine ne se battent et ne s'entre-tuent, puisqu'on ne peut ni éliminer leurs particularités ni les fusionner, il n'y a pas d'autres solutions pour elles que de cheminer côte à côté, en apprenant à se connaître, à échanger, sans tenter, pour le moment, de supprimer leur pluralité. On renonce à écarter ou à marginaliser la différence, comme le voudrait le deuxième scénario. On ne cherche pas à l'éliminer par la violence ou par un accord mutuel, comme dans le premier et le troisième scénario. Il faut donc la prendre en compte, ce qui veut dire admettre les diversités, sans chercher ni à les camoufler, ni à les supprimer, mais en essayant de se comprendre, de se connaître, de communiquer. Où cela nous conduira, nous ne le savons pas. Par contre, il apparaît clairement qu'en suscitant, en favorisant, en développant des dialogues, les religions apporteront leur contribution à la paix, de manière certes modeste, néanmoins efficace.

Les deux plus grandes organisations interreligieuses actuelles, s'inscrivent dans la perspective de ce quatrième scénario. Il s'agit de l'Association religieuse internationale pour la liberté (IARF) et de la Conférence mondiale des religions pour la paix. Comme leur titre même l'indique, elles ne poursuivent pas un objectif purement religieux, au sens étroit du mot, mais civique ou social. Elles entendent faire se rencontrer et collaborer des croyants et des responsables religieux pour faire avancer la liberté et la paix parmi les hommes, pour qu'ils apprennent à vivre justement, librement et paisiblement ensemble.

On accuse souvent les religions d'entraîner de nombreuses violences, de provoquer quantité d'affrontements, et de conflits. A l'appui de cette accusation, on mentionne les guerres de religions, les persécutions, les procès, les exécutions, les massacres pour hérésies ou pour croyances non conformes qui jalonnent l'histoire de l'humanité. En fait, quand on y regarde de plus près, on s'aperçoit que si les religions ne sont pas innocentes, dans bien des cas, surtout aujourd'hui, les choses sont beaucoup plus complexes.

Souvent elles ne sont pas la cause ou l'origine des conflits, mais elles sont utilisées et manipulées. Au seizième siècle, en France, les guerres dites de religion (on ne les appelle ainsi qu'à partir du dix-neuvième siècle) ont en fait pour objet la conquête du pouvoir royal, et les prétendants au trône se servent de la religion, plus qu'ils ne la servent.

Aujourd'hui, en Irlande du Nord, les médias parlent toujours d'affrontements meurtriers entre catholiques et protestants. En fait, s'opposent deux populations non pas pour des questions religieuses, mais autour de l'appartenance de l'Ulster à la Grande Bretagne défendue par ceux qu'on appelle "unionistes" ou de son rattachement à la république d'Irlande du Sud pour lequel se battent ceux qu'on nomme "républicains". Quand en passant de l'anglais au français, les dép èches d'agences traduisent unioniste par "protestant" et républicain par "catholique", elles transforment indument un combat politique en lutte religieuse. Les Églises d'Irlande du Nord ont des relations plutôt bonnes. Elles s'efforcent, dans chaque camp d'apaiser les esprits ; elles organisent des rencontres pour que les gens se connaissent et aient des liens ; elles ont crée des orphelinats communs pour que les enfants des victimes ne soient pas élevés dans une haine de principe envers ceux qui appartiennent à l'autre communauté. Loin d'aviver le conflit, la religion intervient ici comme facteur apaisant, même si dans chaque confession, c'est vrai, existent des extrémistes désavoués par leurs autorités ecclésiastiques respectives.

En Sierra Leone et en Angola, des rencontres entre responsables musulmans et chrétiens ont contribué à faire avancer la difficile entreprise de pacification. De même beaucoup de musulmans nous demandent de ne pas confondre Islam et islamisme, et ils ont probablement raison. Je ne veux pas du tout nier la responsabilité des religieux dans des violences honteuses, criminelles, blasphématoires. C'est vrai qu'on a assassiné et massacré au nom de Dieu, et que c'est un scandale. Je dis seulement que le bilan est contrasté, ni uniquement négatif ni seulement positif. Les religions sont ambivalentes, et il nous appartient de faire en sorte qu'elles servent au bien et non au mal, et nous le ferons justement en développant des dialogues. Ils ne suffiront certes pas pour établir la justice, la liberté et la paix sur terre, mais ils apporteront à ces tâches une contribution dont on aurait tort de minimiser l'importance.

2. Le motif religieux

Refus chrétiens d'un dialogue religieux

Sur ce premier motif, civique et social, on rencontre un consensus assez large. Par contre, on constate des désaccords quand on se demande si le dialogue interreligieux répond à une autre raison, et s'il poursuit un autre objectif qu'aider des gens différents à vivre paisiblement et justement ensemble. Le refus d'engager un dialogue qui aille au delà du civisme et qui ait des motifs religieux prend deux formes.

D'abord celle de l'exclusivisme qui considère que le dialogue interreligieux ne relève pas de la spiritualité ou de la foi, mais uniquement de l'éthique, c'est à dire du comportement à avoir envers les êtres humains. S'il faut respecter, dit-il, les autres croyants en tant qu'être humains qui ont, à ce titre, des droits, il ne s'ensuit nullement que le chrétien doive s'ouvrir à leurs religions. Il n'a rien à apprendre d'elles concernant Dieu, sinon des erreurs. L'évangile a l'exclusivité ou le monopole de la vérité. Jésus est le seul chemin entre Dieu et les humains. Toutes les autres voies sont des impasses, qui nous égarent et éloignent de lui.

Cette thèse se rencontre chez Luther qui va parfois jusqu'à laisser entendre que le Diable n'est rien ou personne d'autre que le visage que prend Dieu quand on le connaît en dehors du Christ. Les religions seraient donc diaboliques. Dans la même ligne, le protestant Karl Barth (mort en 1969) affirme qu'à l'exception de l'évangile, toutes les religions manifestent l'orgueil et expriment les illusions des êtres humains; elles ne disent rien de bon, ni de juste, ni de vrai sur Dieu.

"L'inclusivisme"

Le refus prend une seconde forme, moins raide, moins abrupte, moins catégorique, plus subtile, celle de "l'inclusivisme". Il estime que les religions non chrétiennes comportent des vérités et des valeurs authentiques qui préparent à recevoir l'évangile; qu'on y trouve des lueurs susceptibles d'orienter vers la lumière évangélique, ou des semences, qui convenablement cultivées, donneront une moisson chrétienne. L'inclusivisme, s'il a plus de considération pour les autres religions, ne permet pourtant pas un véritable dialogue. Dans les rencontres avec les fidèles des autres religions, il voit un moyen pédagogique pour les convaincre et les convertir. Le chrétien, en effet, n'a pas tant à écouter les autres, à recevoir d'eux, à échanger avec eux, qu'à leur parler, qu'à les enseigner, qu'à leur faire découvrir que leurs croyances, leurs spiritualités ne sont que des germes qui parviennent à leur maturité et trouvent leur épanouissement dans le christianisme.

Dans les deux cas, on développe un impérialisme chrétien qui non seulement ne voit pas la nécessité d'un dialogue proprement religieux avec les autres, mais qui même en nie la légitimité au nom de l'évangile et du caractère unique du Christ.

La religion ambiguëe

Ces deux positions, l'exclusivisme et l'inclusivisme, me semblent se fonder sur une analyse trop rapide et superficielle aussi bien des religions que du message biblique. A mon sens, ce message nous conduit à discerner dans toutes les religions, y compris le christianisme, à la fois un aspect positif, et un versant négatif. D'un côté, elles ont une valeur propre, spécifique, elles ont beaucoup à apporter. De l'autre côté, elles portent en elles un danger réel qui les rend redoutables. La Bible nous rend attentif, me semble-t-il, à cette dualité, et nous invite à un attitude envers les religions, faite à la fois d'accueil et de rejet, d'ouverture et de critique, de reconnaissance et de méfiance.

D'un côté, elle nous raconte qu'Abraham se fait bénir par Mélchisedeck, un sacrificateur païen, et lui paie la dîme, que Salomon reçoit la reine païenne de Saba, et accepte ses présents. Les proverbes, les psaumes et de nombreux textes de l'Ancien Testament s'inspirent de la spiritualité et de la théologie qu'expriment des poèmes égyptiens, babyloniens voire iraniens. L'un des récits de Noël raconte que des mages, c'est à dire de prêtres d'une religion astrale, viennent à Bethléem. Jésus lui-même a accueilli souvent des païens, une femme syro-phénicienne, des officiers romains (il a même dit de l'un d'eux qu'il n'avait jamais trouvé une fois aussi grande que la sienne en Israël). Selon le livre des Actes des Apôtres, Paul déclare à Lystres que Dieu ne s'est laissé nulle part sans témoins (ou sans témoignages), et il félicite les athéniens d'être religieux, il se réfère à leurs autels et à leurs hymnes. On a là une attitude plutôt positive envers les religions qui leur reconnaît de la vérité, et une intuition authentique de Dieu.

De l'autre côté, de nombreux passages bibliques expriment, à l'inverse, un refus, et manifestent une profonde aversion envers les religions. L'Ancien Testament condamne radicalement les Baal, et on se souvient qu'Elie va jusqu'à massacrer leurs prêtres. D'autres textes interdisent aux juifs de se commettre, si peu que ce soit, avec les cultes païens, contre lesquels les prophètes mènent une incessante polémique. Parfois, ils les qualifient d'abomination, de prostitution et les considèrent comme criminels. Parfois, ils les ridiculisent, et en dénoncent la sottise. Ils leurs reprochent, selon une expression de Paul, de remplacer la vérité de Dieu par le mensonge, et d'adorer des créatures au lieu du créateur. Ici, les religions sont catégoriquement rejetées.

Y a-t-il opposition, contradiction entre ces deux séries de textes ? Je ne le pense pas. Ils reflètent à mon sens la dualité des religions. Elles reposent toutes sur un intuition ou une révélation de cette réalité ultime, que nous chrétiens appelons Dieu, et c'est leur face lumineuse. Mais en même temps, toutes, y compris le judaïsme et le christianisme, trahissent peu ou prou, dénaturent plus ou moins l'intuition et la révélation qui les suscite. Elles les enferment dans des systèmes rituels et doctrinaux, elles confondent Dieu avec ce qui le manifeste, et c'est leur face obscure. Il y a en chacune d'elles de l'angélique, elles sont messagères de l'ultime, et du diabolique, elles masquent l'ultime, et prétendent se l'approprier et le posséder. Il n'existe pas de religion totalement vraie et juste, mais pas non plus de religi! on com plètement fausse et mauvaise. Ce qui veut dire que de toutes, nous chrétiens avons quelque chose à recevoir, et qu'à toutes nous avons également quelque chose à apporter. Cette double conviction fonde la nécessité théologique, spirituelle du dialogue, de l'échange, de la confrontation.

Visée religieuse du dialogue interreligieux

Quel sens et quel but donner dans cette perspective, au dialogue ? Pour répondre à cette question, je vais citer deux théologiens protestants. Le premier, l'allemand Ernst Troeltsch, mort en 1920, a écrit que la rencontre entre religions devait permettre une "fécondation réciproque". Le second, l'américain John Cobb, né en 1925, parle de "transformation créatrice mutuelle". Cette transformation ou cette fécondation me semble avoir trois aspects.

D'abord, la confrontation doit obliger chacun à réfléchir sur sa propre foi et à l'approfondir, la mieux comprendre. Elle lui fera percevoir des aspects de sa propre religion qu'il a négligés. Par exemple, comme le remarque Schweitzer, le contact avec les religions orientales fait prendre conscience aux chrétiens que durant le vingtième siècle, ils ont insisté, justement, sur l'engagement du croyant dans le monde, mais ont trop oublié la spiritualité, c'est à dire le travail sur soi-même. A l'inverse, au contact du christianisme, bien des religions orientales redécouvrent l'importance du domaine politique et social. Ainsi, emprunts et élargissements deviennent possibles. En rencontrant des gens différents de nous, nous percevons certaines de nos carences, en même temps nous saisissons mieux ce qui fait notre propre identité, et du coup nous devenons capables de progresser. N'est-ce pas, d'ailleurs, ce que nous avons découvert et expérimenté dans le dialogue entre les confessions chrétiennes ?

Ensuite, je crois que la confrontation doit susciter, développer, favoriser une attitude critique envers soi-même, ce qui me paraît essentiel. En effet, à cause de l'ambiguïté que j'ai signalée, une religion, quelle qu'elle soit, a besoin de critique pour rester vivante et vraie. La critique l'empêche de sombrer dans l'idolâtrie et de devenir démoniaque. Elle fait sans cesse apparaître la distance entre la révélation et les structures religieuses, sans nier leur relation. Elle s'oppose à la sacralisation des mythes, des rites, des dogmes, ou des institutions, en montrant qu'il s'agit d'expressions relatives et imparfaites. Dans cette perspective, nous devons être extrêmement attentifs aux objections ou réticences à notre égard. Nous devons les prendre très au sérieux, nous demander si elles sont fondées, et ne pas nous en défendre, comme nous le faisons instinctivement en considérant qu'elles traduisent des incompréhensions ou des malentendus. Ce que nous disent les autres nous montre nos insuffisances, nos défauts, nos déviations; nous ne nous en apercevrions pas tout seuls. Mais en même temps, et à l'inverse, il nous faut aussi savoir formuler et faire entendre aux autres nos critiques ou nos réserves, ce qui demande du tact, du doigté et ce qui implique aussi de développer des relations amicales, sans lesquelles la critique sera interprétée comme une agression qui cherche à détruire, et non comme une interrogation qui vise à rendre service.

Enfin, la confrontation ne doit pas rester théorique. Elle invite à changer, à bouger, à se réformer. Une spiritualité vivante conduit à se remettre en cause, à se transformer. Dieu ne nous demande pas de rester les mêmes, comme si nous étions parfaits, mais il nous appelle à devenir, selon une expression de l'apôtre Paul, des créatures nouvelles. Nos religions ne doivent pas ressembler à des constructions achevées, à ces immeubles où l'on ne peut plus modifier que des détails. Il importe de les vivre comme des "voies" selon une belle expression qui nous vient d'Orient, mais qui existe aussi dans notre tradition. Jésus a dit "Je suis le chemin" ; l'épître aux hébreux qualifie l'évangile de "route vivante", et Paul compare la vie chrétienne à une course. Le thème du cheminement, du voyage, du pèlerinage tient une très grande place dans le judaïsme, dans le christianisme, dans l'Islam, et aussi dans le bouddhisme. Les croyants ne sont pas invités à s'arrêter dans de belles demeures spirituelles, mais à marcher, à aller de l'avant.

 

J'en arrive à ma conclusion. Parmi ceux qui sont persuadés de sa nécessité, et qui le pratiquent, on rencontre actuellement trois manières de comprendre le dialogue interreligieux.

Pour la première (qui se réclame souvent des travaux de Mircéa Eliade et de l'école dite de Chicago), malgré leur apparente diversité, il existe entre les diverses religions une ressemblance, une similitude, voire une parenté profondes. Elles ont, par exemple, en commun le sens du sacré, le recours au langage mythique, l'importance donnée à des rites, l'attention portée à l'éthique. Dialoguer avec une autre religion, signifie, dans ce cas, découvrir chez elle ce qu'elle partage avec nous, et se retrouver soi-même en elle. Il y aurait ainsi, au delà de ce qui les distingue et les sépare, une communauté entre croyants suffisamment profonde et assez forte pour qu'ils se découvrent semblables et se retrouvent ensemble.

Pour la deuxième conception, les religions sont, au contraire, foncièrement, radicalement et totalement différentes les unes des autres. Il n'y a rien de commun entre le bouddhisme, l'Islam, les animismes africains, les spiritualités amérindiennes et le christianisme. Parler, dans tous ces cas, de religion n'indique nullement une parenté. Pour reprendre une comparaison du professeur Lindbeck de l'Université de Yale, ce n'est pas parce que le tennis et le bridge sont des jeux qu'ils se ressemblent. Dialoguer veut dire ici rencontrer non un semblable, comme dans le cas précédent, mais un étranger. Parce qu'on ne parle pas de la même chose, on n'a rien à recevoir de lui, ni à lui dire : quels rapports établir, quel échanges développer entre le bridge et le tennis ? On choisit de jouer à l'un ou à l'autre, il serait absurde d'essayer de les combiner, et même de les comparer. Par contre, il importe de poser ensemble les principes d'une coexistence pacifique qui permette à chacun de se pratiquer tranquillement, paisiblement le jeu ou la religion qui a ses préférences. Le dialogue interreligieux se cantonne donc dans le domaine civique ou social, et n'a pas de dimension spirituelle.

Les perspectives que j'ai esquissées dans la deuxième partie de cette conférence, en parlant des motifs proprement religieux ou spirituels du dialogue renvoient à une troisième manière de comprendre la religion, qui la caractérise non par des croyances et des rites, mais par un souci, une préoccupation ou une recherche celle du sens de la vie, ou des valeurs ultimes, ou d'une existence authentique. La spiritualité représente non pas un édifice de doctrines et de pratiques, mais un questionnement engagé sur soi, sur le monde, sur la vie, un approfondisement des interrogations existentielles présentes en tout être humain. Dialoguer avec l'autre consiste alors à partager son questionnement, à l'interroger sur sa démarche, et à s'interroger sur la sienne, même si on n'entend pas changer de voie. De cette manière, on s'aide mutuellement à progresser dans nos cheminements spirituels respectifs, à approfondir, à épurer et à élargir sa foi.

André Gounelle

Conférence donnée à l'ERF de Vannes, le 1er Décembre 2001

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